Arpi Totoyan, principale collaboratrice du journal à partir de 1984

Arpi Totoyan est une traductrice, journaliste et enseignante spécialisée en arménien occidental.

 

Arpi Totoyan et Arpik Missakian, Photographie issue de la bibliothèque privée d'Arpi Totoyan

Arpi Totoyan (arménien Արփի Թոթոյեան) étudie la psychologie et la pédagogie à l’Université d’Istanbul entre 1966 et 1970, elle enseigne la langue et la littérature arméniennes à Istanbul (1968–1979) puis à Paris où elle est chargée de cours à l'Inalco. En 1984, elle rejoint la rédaction de Haratch, où elle devient la principale collaboratrice d’Arpik Missakian. Elle assure le suivi éditorial, notamment des informations issues de la presse soviétique et turque grâce à sa maîtrise du turc.

 

Chronologie

  • 1945 : Naissance d’Arpi Totoyan. 
  • 1966-1970 : Études en psychologie et pédagogie à l’Université d’Istanbul
  • 1968-1979 : Enseignement de la langue et littérature arméniennes à Istanbul
  • 1984 : Intègre la rédaction de Haratch

BREF APERÇU DE L’HISTOIRE DU JOURNAL HARATCH DURANT SON DERNIER QUART DE SIÈCLE

présentation par ARPI TOTOYAN, lors de la soirée : Haratch, la voix arménienne de France : Cycle de conférences « D'autres regards sur le monde », traduit aimablement de l'arménien par HAÏG DER

 

    Parler aujourd’hui du dernier quart de siècle de la vie du journal Haratch, serait comme raconter l’histoire d’une famille qui commencerait par : « Il était une fois ». La haute tenue de  « famille Haratch » était symbolisée par Arpik Missakian. Elle se composait de l’équipe de la rédaction et de l’imprimerie, de tous les frères, sœurs ou cousins vivant aux quatre coins du monde : journalistes, rédacteurs occasionnels, tous ceux qui contribuaient sous une forme ou une autre. L’usage du mot « famille » faisait toujours fleurir un petit sourire en coin, mais je pense aujourd’hui qu’il était employé à bon escient. Le rapport entre la « tête » et les « membres » était exactement le même en ce qui concernait le travail : exprimer la voix arménienne de France. Ni les difficultés ou impossibilités, ni les désaccords ou réfutations n’empêchaient de faire entendre cette voix.

    Lorsque j’ai rejoint cette famille en 1984, elle comptait cinq membres : à la rédaction il y avait Arpik Missakian et son adjoint Hrant Adjémian, qui est parti aux États-Unis quelques années après. À l’imprimerie, se trouvaient Michel, Yérvant et Haroutioun. Le premier était l’imprimeur, les deux autres les linotypistes. Si peu de personnel pour un tel travail en étonnait plus d’un. Il ne faut jamais perdre de vue que Haratch n’était le porte-parole d’aucun parti et ne bénéficiait d’aucun soutien institutionnel, hormis celui de quelques amis des combats des sombres jours. Nous ne pouvions boucler le travail que par un partage des tâches clairement définies et assumées sans se ménager. L’immédiateté de la tâche, l’obligation de lutter contre la montre étaient le lot de la matinée, autrement dit la mise en place de la Une et de la dernière page. La Une comportait les nouvelles du jour, l’éditorial, le compte rendu au quotidien des pages de la presse turque nous concernant, les nouvelles attristantes, etc. La dernière page était consacrée aux annonces de manifestations, aux avis de décès et le cas échéant à la suite des articles de la Une.

    Tout ce qui concernait la diffusion, les éditoriaux relatifs à la vie communautaire en France ou à l’étranger était de la responsabilité d’Arpik Missakian. C’est encore elle qui se chargeait de la rubrique nécrologique quand l’avis de disparition d’une personnalité connue était reçu. Dès 7h30, elle était derrière le bureau, examinant tous les journaux étalés, l’oreille suspendue aux bulletins d’information des radios. Il fallait trier les nouvelles importantes, les traduire, les résumer et les commenter. Souvent l’éditorial ou les brèves étaient au moins au brouillon depuis la veille. Dans cette « cuisine », ma tâche était de mettre en forme les nouvelles en provenance d’Arménie et d’examiner et choisir celles de la presse turque. Là encore, il fallait classer, traduire, résumer et commenter.

    Durant cette période et jusqu’à l’avènement de l’ère gorbatchévienne, les nouvelles en provenance d’Arménie nous venaient de l’agence « Armenpress » par téléscripteur. Elles étaient principalement le reflet des discours prédicateurs des dirigeants de Moscou et de Yérévan, coulés dans le même moule et indéchiffrables, constitués en très grande partie de détails oiseux. On avait l’impression que rien d’important ou de déterminant ne se produisait dans cette partie de la planète… Puis vint la période de la Perestroïka et la nature des dépêches d’Armenpress évolua imperceptiblement, toutefois pendant un certain temps subsista la difficulté de trier la nouvelle significative de l’insignifiante. Dans ces années-là, le moyen primordial de nous en sortir était le téléphone. C’était aussi l’outil permettant d’obtenir une information, de vérifier une nouvelle émanant de Bolis (Constantinople), de Beyrouth ou d’un autre centre de la diaspora.

    Parallèlement à l’élaboration des sujets importants de la Une, commençait le travail de la composition, article par article, sur les deux linotypes. Ces machines datant des années 1980 étaient obsolètes. Les barrettes de plomb fondu de chaque ligne tombaient dans les creusets avant d’être disposées par colonnes successives dans un cadre, pour former le cliché en métal de chaque page du journal. Dès qu’un cliché était prêt on l’enduisait avec un rouleau imprégné d’une encre noire très dense afin de tirer une épreuve sur un papier humide. Il fallait à nouveau relire et corriger, puis les linotypistes devaient refondre les lignes fautives et reporter ces corrections sur le cliché afin de le livrer à l’impression. Notons que, durant les deux ou trois dernières années du journal, ces deux machines ont connu de graves dommages. Chaque jour une pièce cédait ou le mécanisme se grippait, ce qui contraignait nos linotypistes à devoir trouver des solutions miracles à des problèmes quasi insolubles car il n’y avait plus de pièces de rechange ni de réparateurs et on ne trouvait plus, non plus, de linotypistes !

    Simultanément à la relecture des épreuves on composait les titres « à la main » en posant les lettres une par une, côte à côte — la mise en page était alors faite. Les clichés étaient reliés l’un à l’autre et cet ensemble arrivait à l’imprimerie. Les cadres des clichés de la Une et de la dernière page, avec leurs colonnes aux lignes corrigées, étaient placés sur la machine qui se mettait à tourner. La Une imprimée était comparée une dernière fois avec les épreuves corrigées, on vérifiait enfin l’exactitude de la date du jour et l’impression était lancée. Une fois cette opération terminée, on envoyait presque tous les tirages à la société de routage. Chaque exemplaire était plié, enserré dans le bandeau portant les coordonnées de l’abonné et avant 16 heures, ils étaient remis à la poste. Venait alors la deuxième partie de la journée. Il fallait penser à l’édition du lendemain, voire des jours suivants, prévoir les sujets pour les deux pages intérieures : les articles, la correspondance, les traductions, la vie de la communauté. Il fallait aussi lire et corriger les manuscrits reçus, choisir dans la presse de la diaspora les articles susceptibles d’être reproduits, faire régulièrement des interviews, feuilleter les livres fraîchement arrivés, etc. En marge, il y avait le travail de direction et la comptabilité, qui étaient le domaine d’Arpik Missakian. Avec ce travail sur les pages intérieures, il y avait bien sûr la relecture des épreuves qui étaient ensuite imprimées pour le numéro du lendemain.

    Concernant cette deuxième partie de la journée, notons qu’il y avait aussi les deux tâches périodiques : la préparation du supplément mensuel « Art et Pensée » et celle des ouvrages publiés sous le label Haratch. Pour avoir une idée encore plus large de la vie de notre journal, il conviendrait d’ajouter les visites presque quotidiennes des amis, des collaborateurs, des grandes figures de la communauté, des artistes, des visiteurs venus de l’étranger. Ajoutons l’obligation de suivre les conférences de presse, d’aller à des manifestations, cela fréquemment après la journée de travail. Et des appels téléphoniques… parfois sympathiques, parfois exaspérants ou encore soulevant des questions ou des demandes émouvantes.

    Au fil du temps, la vie de notre famille a connu des changements. Quelques années avant la fermeture, Michel a fait valoir ses droits à la retraite, cédant sa place à Armand. Plus tard Yérvant fut obligé de nous quitter pour une sérieuse question de santé. Nous avons alors accueilli Hovig, qui fut notre plus jeune et dernier membre.

    Puis un jour, nous sommes arrivés à l’étape du point final : « Il n’était plus une fois ». Tout a soudainement basculé en une fin inopinée, douloureuse, et aucune pomme* n’est tombée du ciel…

Arpi Totoyan


* Allusion aux contes arméniens qui se terminent généralement par la formule : « Et trois pommes tombèrent », une pour le conte, une pour le conteur et une troisième pour l’auditeur.

Sources