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Description
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Parmi ses trésors, la BULAC conserve une petite vingtaine de manuscrits très mal connus, rédigés dans une écriture tout à fait surprenante, le naxi « dongba ». Cette écriture a la particularité d’être la seule écriture pictographique encore utilisée à l’heure actuelle. Probablement antérieure au XIe siècle, elle est employée pour coucher par écrit les mythes et légendes de la culture naxi intimement liés à la religion dongba, dont cette écriture porte le nom. Elle est secondée par un syllabaire, dont la graphie est doublement influencée par les caractères yi [1] et chinois, qui sert principalement à transcrire les mantras (formules magiques) ou à annoter les manuscrits pictographiques. La BULAC en conserve deux exemples. Le nom de ce syllabaire, « geba », fait référence dans la langue naxi aux disciples du fondateur de la religion dongba.
Cette religion est principalement pratiquée par le peuple naxi 纳西, l’une des cinquante-cinq minorités de Chine. Ses quelques 300 000 ressortissants se répartissent entre les provinces du Yunnan (en particulier dans la préfecture de Lijiang 丽江), du Sichuan et du Tibet. Apparentés aux Qiang 羌, ethnie nomade, les Naxi se sédentarisent sous la dynastie des Han 汉 (206 av. J.-C.-220 ap. J.-C.) et assimilent les coutumes et croyances locales, empreintes de shamanisme et d’animisme. Ils intègrent par la suite des influences extérieures, en particulier celle de la branche Bön du bouddhisme tibétain, donnant naissance à une religion syncrétiste qui tient son nom du terme utilisé dans la langue naxi pour désigner les prêtres de la communauté [2].
Pour simplifier, l’écriture naxi « dongba » se partage entre des caractères pictographiques, représentant concrètement l’objet désigné, et des caractères phonétiques, lorsqu’une idée abstraite impossible à illustrer de manière figurative est représentée par un ou plusieurs caractères homophones, selon le procédé bien connu du rébus. Il faut donc connaître intimement les mythes et légendes consignés dans les manuscrits pour parvenir à les lire, car un certain nombre de mots impossibles à illustrer sont omis et reconstitués de mémoire à l’oral ou bien devinés sous une forme proche du rébus. En effet, les textes naxi servent essentiellement d’appui mnémotechnique aux prêtres dongba lors des danses et récitations rituelles qui ponctuent les cérémonies religieuses. Pour cette raison, les prêtres dongba, détenteurs des mythes et légendes naxi, sont traditionnellement les seuls initiés de cette écriture dont ils se transmettent la maîtrise et les instruments de père en fils.
Les avis divergent concernant le nombre de pictogrammes dongba, selon qu’on inclue les variantes de pictogrammes et les pictogrammes composés. Les chiffres énoncés varient de 1 203 (proposition Unicode) à 3 414 (A Nakhi-English encyclopedic dictionary, Joseph Rock, 1963).
À l’heure actuelle, près de 30 000 manuscrits dongba sont conservés dans les bibliothèques occidentales, chinoises et japonaises. Il s’agit essentiellement de la cosmogonie et des croyances naxi, mais également de manuels de danse sacrée, de divination, de médecine ou d’astrologie. La conservation et l’étude des manuscrits dongba importent à plus d’un titre : comme témoignage d’une écriture pratiquée désormais par un nombre extrêmement restreint de prêtres d’un âge avancé ; comme conservatoire, également, d’une culture ancestrale menacée de dispersion.
En effet, l’usage des pictogrammes est endigué à la suite de la victoire communiste en 1949 et proscrit durant la révolution culturelle, où plusieurs milliers de manuscrits sont détruits. Toutefois, depuis quelques décennies les chercheurs chinois s’intéressent de nouveau à l’originalité de la culture naxi ce qui est de bon augure pour la conservation de ces traditions. L’Institut d’étude de la culture dongba 丽江市东巴研究院, établi à Lijiang en 1981, compile, traduit et étudie depuis lors les manuscrits dongba. Ces recherches ont abouti en 1999 à la publication d’un premier corpus en 100 volumes, 納西東巴古籍譯注全集 (Corpus traduit et annoté des livres anciens des Naxi Dongba) [3]. Et depuis 2003, les manuscrits dongba sont inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco.
La collecte et l’étude de ces manuscrits par les Occidentaux ont commencé cependant bien plus tôt, dès la seconde moitié du XIXe siècle. Ce qui explique qu’une grande partie des manuscrits existants soient conservés dans des bibliothèques américaines, allemandes, françaises, britanniques et autrichiennes. L’étude de ces collections a permis la publication de plusieurs travaux critiques sur la culture et l’écriture naxi.
Pour des raisons aussi bien scientifiques qu’économiques, la ville de Lijiang est devenue un haut lieu du tourisme chinois. La culture dongba et ses fameux manuscrits en bénéficient en suscitant désormais un intérêt grandissant qui se traduit par de nombreuses initiatives en faveur de leur conservation et de leur mise en valeur. Outre leur inscription au patrimoine mondial de l’Unesco, notons les actions de valorisation entreprises par la Library of Congress et la Harvard University Library, qui conservent respectivement 3 342 [4] et 598 manuscrits. Depuis peu, et notamment à l’initiative de l’Institut d’étude de la culture Dongba, des systèmes d’informatisation des pictogrammes dongba et des glyphes geba ont été mis au point. Une proposition d’intégration aux tables de caractères Unicode est actuellement à l’examen. Elle permettra d’encoder les pictogrammes dongba et les glyphes geba, la BULAC sera alors en mesure de cataloguer ses manuscrits naxi en bi-écriture.
Soline Lau-Suchet, responsable du fonds ancien chinois et du domaine taïwanais
© BULAC
[1] Les Yi (彝族) constituent l’une des minorités de la Chine, forte de 7, 8 millions d’individus (recensement de 2000) principalement répartis entre le Yunnan, le Sichuan, le Guizhou et le Guangxi. Ils parlent une langue tibéto-birmane, transcrite au moyen d’un syllabaire composé de plusieurs milliers de glyphes dans l’écriture classique, 756 glyphes de base pour l’écriture moderne.
[2] En langue naxi, le terme « dongba » désigne « l’homme sage ».
[3] Collection acquise par la bibliothèque de l’École française d’Extrême-Orient.
[4] Il s’agit de la plus importante collection de manuscrits naxi conservée hors de Chine.
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Identifiant
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ark:/73193/b4mwm6